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Pilier et rivière

Pilier et rivière

Elle savait tenir debout.
Elle savait organiser, anticiper, consoler, arbitrer, cuisiner, écouter, rassurer, corriger, sourire.
Elle savait soutenir.
Et elle le faisait bien.

Son agenda était plein, son cœur souvent aussi.
Trois enfants, deux parents qui fatiguaient, un travail exigeant. Un mari attentionné, solide, fiable, mais parfois trop ancré, quand elle, elle se sentait flotter.

Elle ne disait pas qu’elle allait mal.
Elle disait qu’elle allait vite.
Ce n’est pas pareil.


Parfois, quand la maison dormait, elle restait quelques secondes en bas, tasse à la main.
Elle ne pensait à rien de spécial.
Juste ce genre de silence où quelque chose murmure sans mot.

Elle avait bien tenté de parler, un jour, à son mari, de cette sensation d’être « trop lisse à la surface », comme si sa vie brillait pour les autres mais manquait de matière à l’intérieur.
Il l’avait regardée avec douceur.
Mais il avait dit : « Tu penses trop. T’as besoin de repos. »

Elle n’avait pas su répondre.
Peut-être avait-il raison.


Ce fut un détail.
Un tout petit détail qui fit basculer l’histoire.

Une salle d’attente.
Un mercredi matin.
Elle accompagnait sa mère chez le spécialiste.

Sur la table basse, entre une pile de magazines froissés, un carnet.
Épais. Reliure cuir. Pages vierges.

Elle l’ouvrit.
À la première page, une phrase manuscrite :

« Et si tu t’écoutais comme tu écoutes les autres ? »

Elle referma le carnet, le reposa.
Mais ses doigts tremblaient légèrement.


Le carnet réapparut chez elle.
C’est difficile à expliquer ; elle ne se souvenait pas de l’avoir pris mais il était là, posé sur la table du salon, le soir même.

Elle crut à une coïncidence.
Elle l’ouvrit à nouveau.
Une nouvelle phrase l’attendait :

« Tu peux être pilier et rivière. »

Dès lors, chaque jour, une phrase nouvelle apparaissait.
Elle n’écrivait rien. Elle se contentait d’ouvrir.
Parfois elle souriait. Parfois elle pleurait.

« Ce n’est pas égoïste de s’aimer. C’est vital. »
« Le monde ne s’effondrera pas si tu respires. »
« Tu n’as pas besoin d’être parfaite. Juste présente à toi. »

Son mari remarqua qu’elle changeait un peu.
Elle ne répondait plus toujours aussi vite aux messages.
Elle refusait un dîner une fois sur deux, sans prétexte.
Un jour, elle annula une réunion importante.
Juste pour marcher, seule, dans les bois.

Il s’inquiéta.
Elle lui sourit.
Elle dit : « Je suis juste en train de me retrouver. Tu veux bien ne pas t’alarmer ? »

Il l’embrassa sur le front.
Il ne comprenait pas tout, mais il aimait son regard.


Un matin, elle écrivit dans le carnet pour la première fois.

« Je suis vivante. Et j’ai envie que ça compte. Pour moi aussi. »

Elle relut la phrase. Une émotion immense la traversa.
Pas de joie exubérante.
Mais une paix. Un soulagement ancien.

Elle referma le carnet.
Il était vide.


Depuis, elle vit autrement.
Pas radicalement. Pas en révolution.
Mais elle dit non, parfois. Elle demande de l’aide. Elle se choisit.

Elle parle encore aux autres, beaucoup.
Mais elle s’écoute aussi.
Et dans son silence, elle sent la présence d’une voix douce, intérieure,
qui n’a plus besoin d’écrire dans un carnet.