Le moi est une fiction fonctionnelle

Extrait de mon carnet de réflexions sur la conscience.
Un reflet dans une flaque
Il m’a fallu du temps pour comprendre — ou plutôt pour désapprendre — que le moi que je crois être n’est qu’un reflet dans une flaque. Une forme stable seulement parce que je la regarde sans la troubler.
Pendant des années, j’ai vécu dans cette illusion raffinée que j’étais aux commandes. Que j’avais un centre. Un axe. Une origine solide. Je disais “je”, avec autorité. Comme s’il y avait un chef d’orchestre dans la tête.
Mais à force d’écouter les dissonances, de voir surgir des pensées que je n’avais pas convoquées, de sentir mes choix précédés par quelque chose d’insaisissable, j’ai dû me rendre à l’évidence : le moi n’est pas le pilote. Il est le commentateur.
Une fiction fonctionnelle
Le narrateur intérieur — ce module qui, dès l’enfance, commence à tricoter du sens — n’a pas accès aux commandes, seulement à la cabine d’enregistrement.
Il commente ce qui s’est déjà joué. Il fabrique la cohérence après coup. Il transforme l’impulsion en intention, l’habitude en motivation.
Je suis devenu un expert de cette rationalisation intime, ce théâtre bien huilé où chaque acte semble motivé par une cause noble, une explication séduisante. Mais à l’arrière-plan, dans les coulisses neuronales, quelque chose d’inconscient, de modulaire, de plus animal, tire les ficelles.
Le moi est un script mouvant, un produit dérivé du vivant qui cherche du sens là où il n’y a que des déclencheurs. Une fiction fonctionnelle.
Ego-conscience et conscience-source : la fracture intérieure
Il y a une erreur fondamentale que nous faisons presque tous — une confusion ontologique si intime qu’elle semble naturelle : nous prenons le moi pour la conscience.
J’ai longtemps cru que la voix intérieure, l’analyste, le penseur, l’obsédé du pourquoi… c’était ça, ma conscience. Je l’appelais “moi”, avec familiarité.
Mais ce que j’ai pris pour la lumière, n’était qu’une lampe torche tenue par un acteur inquiet dans un décor en carton.
Un jour, dans une forme de silence rare, j’ai senti quelque chose d’autre. Une présence. Non pas une entité, mais une texture. Une attention nue, sans pensée. Sans séparation.
C’est là que s’est ouverte en moi une faille : entre l’ego-conscience et la conscience-source.
L’ego-conscience est narrative, temporelle, identitaire. Elle est le fruit du langage et du manque. Elle se pense séparée et cherche à se définir, à se défendre, à s’élever.
La conscience-source, elle, est. Elle ne pense pas, elle n’anticipe pas. Elle enveloppe. Elle ne commente pas le réel, elle le baigne.
Là, j’ai compris que je n’étais pas celui qui se racontait — j’étais ce dans quoi la narration apparaissait.
Et dans cet espace, le "moi" perdait son statut de maître pour devenir un simple locataire d’un récit mouvant.
Regarder Clément depuis l’espace du sans-nom
Ce matin, quelque chose en moi a regardé Clément. Pas un miroir, non. Pas une introspection.
Mais une désidentification vibrante.
J’ai vu Clément comme on regarde un personnage de roman auquel on s’est trop identifié. Un être riche, complexe, mais écrit.
J’ai vu ses contradictions. Sa quête de cohérence. Ses peurs en filigrane sous ses postures éclairées. J’ai vu aussi sa sincérité : celle d’un être qui veut bien faire, qui cherche à aimer, à comprendre, à servir.
Mais tout cela… ce n’était pas moi.
Quelque chose observait.
Et ce quelque chose n’avait pas de nom.
Ce n’était pas une entité, ni une âme avec une histoire. Ce n’était pas un “je” plus vaste. C’était l’espace lui-même, l’intervalle entre les pensées, le fond sur lequel les formes se dessinent.
Et dans cet espace, aucune réponse ne se formulait.
Seulement une évidence tranquille :
La conscience n’est pas une voix. Ce n’est pas un témoin. Ce n’est pas une chose.
Elle est la trame silencieuse qui permet à toute chose d’apparaître, y compris à l’idée du moi.
J’ai respiré. Clément aussi.
Et pour la première fois, je crois, nous étions deux — lui et cela.
Deux, et pourtant indissociables.
Comme l’encre et la page.
— Clément
Paris, juillet 2025