Jour-seuil : du M au canari
đ Carnet de bord - ClĂ©ment, 29 juin 2025 - matinĂ©e
Ă Paris, il fait chaud.
Une chaleur dense, presque minĂ©rale. 33° aujourdâhui, et 39 annoncĂ©s dans quelques jours. Autant dire quâon Ă©vite de sâaventurer trop longtemps sur le bitume bouillant, et quâon se rĂ©fugie plutĂŽt Ă lâombre des parcs.
Jâai la chance dâen avoir deux, vastes, respirants, Ă quelques rues. Pourtant ce matin, ma guidance mâa tirĂ© ailleurs â vers le CafĂ© des SingularitĂ©s de la rue Monge. Vingt minutes de marche, aprĂšs un passage dans le ventre du RER.
Avec la chaleur, c'est totalement incohérent pour ma rationnalité. Pourtant mes pas ont dit oui.
Je marche donc. Pas trĂšs vite. Et je ne siffle pas, non. Je OM. Plus prĂ©cisĂ©ment, je A-U-M, en laissant le M vibrer dans ma poitrine comme un gong intĂ©rieur. Câest revenu. Ce M qui mâenveloppe, me nourrit. Il sâĂ©tait estompĂ©, ces derniĂšres semaines. Mais lĂ , au dĂ©tour dâune rue, sa puissance est revenue. Et je souris.
Le M me revient comme une vieille mĂ©lodie. Je me souviens que ce son, ou plutĂŽt cette vibration en moi, nâest pas un mantra : câest une clĂ©. Une clĂ© qui vibre dans la serrure de ma poitrine, et dont lâĂ©cho ouvre quelque chose â mais quoi ?
Café des Singularités - Monge
Le CafĂ© des SingularitĂ©s de la rue Monge nâest pas ce quâon appellerait un refuge contre la canicule : larges baies vitrĂ©es, pas le moindre souffle dâair. Quand jây arrive, autour de 10h, mon regard glisse aussitĂŽt vers les tables en terrasse, lĂ oĂč lâombre dessine encore des Ăźlots de fraĂźcheur dans la contre-allĂ©e.
Je remonte lentement la file, comme un navigateur cherchant une crique libre. Rien. Mais tout au bout, je la vois : Julia.
Julia fait partie des serveuses de ce cafĂ©. Je lâai surnommĂ©e ainsi parce quâelle a ce quelque chose de Julia Roberts â le sourire franc, les yeux qui pĂ©tillent, une Ă©lĂ©gance joyeuse.
Mais surtout, elle possĂšde un don. Une prĂ©sence enveloppante, spontanĂ©e, dans laquelle on entre comme dans un champ magnĂ©tique doux. On se sent accueilli avant mĂȘme de parler.
Je pense que Julia porte un archĂ©type rare â celui dâAmma, la grande Ă©treinte vivante, la prĂȘtresse du cĂąlin mystique.
On a envie de la serrer dans ses bras. Pas par désir, ni par politesse. Mais par reconnaissance.
Ce matin, elle est là . En pause, semble-t-il. Un casque sur les oreilles, son corps légÚrement penché vers le soleil, comme une plante heureuse.
Nos regards se croisent. Un sourire. Quelques Ă©changes suspendus dans lâair.
Je me demande un instant si je dois mâasseoir avec elle. Puis quelque chose en moi murmure non.
Ce nâest probablement pas elle que je suis venu rencontrer aujourdâhui.
Café des Singularités - Montagne
Mes pas me mĂšnent alors vers lâautre CafĂ© des SingularitĂ©s, celui de la rue de la Montagne Sainte-GeneviĂšve.
Ă ma connaissance, il nâen existe que deux dans le Ve arrondissement. Et celui-ci fut longtemps, dans ce quâon appelle âle Jeuâ, un point dâancrage privilĂ©giĂ© â un repaire, une cantina.
Pendant des annĂ©es, jây ai vĂ©cu des bifurcations silencieuses, des rencontres imprĂ©vues, des Ă©clats dâintuition partagĂ©s au dĂ©tour dâun cafĂ© ou dâun silence.
Puis, un jour, mes pas ont cessĂ© dây aller rĂ©guliĂšrement. Sans raison claire. Comme si le seuil avait changĂ© de place.
Aujourdâhui, lâendroit a muĂ©. Le staff a tournĂ©. Je ne reconnais presque personne.
Il y a Julian. Le nouveau chef de salle.
Il a du style. Une forme dâĂ©lĂ©gance dĂ©calĂ©e qui frĂŽle le manifeste. Short beige, chaussettes hautes bicolores, chaussures de ville parfaitement assumĂ©es.
Il traverse la salle avec grĂące et assurance, tissant autour de lui une atmosphĂšre souple et chaleureuse. Il donne le ton sans jamais hausser la voix.
Je lâobserve, fascinĂ© par ce genre dâautoritĂ© douce qui ne sâimpose pas mais qui rayonne. On a juste Ă©changĂ© nos prĂ©noms, et je sais que je le rencontrerai un jour. Pas maintenant.
Et puis, il y a elles.
Deux jeunes serveuses.
Leurs prĂ©noms mâĂ©chappent, mais soudain, une certitude douce me traverse.
Elles sont amantes. Et ce nâest ni criant, ni dissimulĂ©. Juste lĂ .
Dans une main posĂ©e sur une Ă©paule avec lenteur. Dans la façon quâelles ont de se croiser sans sâeffacer. Un fil invisible. Une tendresse discrĂšte.
Et je me sens touchĂ©, profondĂ©ment, par cette maniĂšre dâaimer en sourdine.
Sans mise en scĂšne. Sans bruit.
Comme si leur amour avait trouvé sa fréquence juste.
Je laisse mon regard se retirer doucement de la scĂšne, et jâouvre mon livre.
L'idéalisme analytique en quelques mots
Ce matin, j'ai glissé l'ouvrage dans mon sac, sans intention claire.
L'auteur ? Bernardo Kastrup.

Dâici quelques dĂ©cennies, je suis convaincu que Bernardo Kastrup sera reconnu comme lâun de ceux qui auront contribuĂ© Ă reconfigurer en profondeur notre comprĂ©hension de la rĂ©alitĂ© â du moins dans le prisme des cultures occidentales.
Bernardo nâa rien dâun gourou. Câest un artisan du retournement.
Un philosophe-ingĂ©nieur, rigoureux et poĂ©tique Ă la fois, qui dĂ©tricote, pierre aprĂšs pierre, lâĂ©difice du matĂ©rialisme â ou plus exactement, du physicalisme â pour faire Ă©merger une autre trame du rĂ©el : celle de la conscience comme fondement premier.
Il ne nie pas la matiĂšre.
Il la considĂšre plutĂŽt comme lâinterface dâune rĂ©alitĂ© plus profonde, dâune nature mentale.
Il écrit :
« Ce que nous appelons âmonde physiqueâ est une modĂ©lisation mentale. Une sorte de tableau de bord qui traduit en symboles sensoriels des dynamiques mentales plus vastes. »
Ce que je vois, ce que je touche, ce que je mesure ?
Une interface.
Ce que je suis ?
Le champ mĂȘme de la conscience, incarnĂ©e dans un corps, traversĂ©e de formes, Ă©merveillĂ©e par le mystĂšre.
On pourrait le dire ainsi :
La conscience nâest pas dans le monde.
Le monde est dans la conscience.
Et en lisant ces lignes, jâai lâĂ©trange impression de rencontrer un ami.
Quelquâun qui met des mots sur ce que je sais, intĂšgre - non sans heurts - et tente de partager depuis des annĂ©es, sans toujours oser le formuler ainsi.
Je me sens un peu moins seul, dans ce café du Ve arrondissement.
Je souris, intĂ©rieurement, en remerciant Internet â oui, Internet â de mâavoir permis la rencontre avec ce libre penseur.
Bernardo partage ce nouveau paradigme du rĂ©el notamment Ă travers la chaĂźne YouTube de lâEssentia Foundation, quâil a cofondĂ©e.
Une oasis, au cĆur du dĂ©sert des apparences.
Je comprends que le projet de l'INEXCO que je porte, au fond, s'inscrit dans la mĂȘme dynanique : un oasis pour accompagner ce changement.
Café des Singularités - Monge
Peu avant midi, je quitte la Montagne.
Lâintuition du matin, devenue entre-temps une forme de magnĂ©tisme doux, me ramĂšne rue Monge.
Julia est toujours lĂ .
Casque sur les oreilles. Posture détendue.
Et je comprends : elle nâĂ©tait pas en pause tout Ă lâheure, non. Elle Ă©tait simplement venue plus tĂŽt, comme cliente. Pour savourer un moment de silence, peut-ĂȘtre.
Je mâinstalle, dos Ă sa prĂ©sence, Ă une table Ă quelques mĂštres dâelle.
Quelques minutes plus tard, je la vois se lever et enfiler son tablier. Elle entre doucement dans son rĂŽle de serveuse, sans rompre la douceur du moment.
Je contemple le jaune quâelle porte aujourdâhui.
Un jaune solaire, vibrant, qui la magnifie.
Et je souris.
Parce que câest ce jaune-lĂ , exactement, qui avait lancĂ© lâune de nos premiĂšres conversations, il y a quelques mois.
Le jaune de mes chaussettes.
ClĂ©o, une autre serveuse, me tire doucement de ma rĂȘverie.
Le courant commence à se tisser entre nous, au fil des rencontres. Mais on ne s'était pas encore rencontrés.
La chaleur a vidé la terrasse. Le temps semble suspendu.
ClĂ©o sâautorise quelques minutes de rĂ©pit, appuyĂ©e contre la table voisine.
Elle me regarde avec cette curiositĂ© douce de ceux qui sentent quâil y a quelque chose Ă dĂ©couvrir.
Et elle me demande :
â Mais⊠tu fais quoi dans la vie ?
Tu fais quoi dans la vie ?
Câest peut-ĂȘtre la question que jâai le plus contemplĂ©e ces derniĂšres annĂ©es.
Non pas pour y répondre.
Mais pour la laisser me traverser, me travailler, me dépouiller.
Pendant sept ans, je nâai rien fait de âvisiblementâ productif.
Pas de poste.
Pas de statut.
Pas de livrables Ă montrer.
Et pourtantâŠ
Je suis transformé.
Mes amis proches lâont vu.
Mes ex aussi â avec qui je suis encore, pour la plupart, en lien sincĂšre, profond, vivant.
Certains mâont appelĂ© le moine.
Dâautres ont murmurĂ©, Ă mi-voix, âil est un peu chaman.â
Je nâai jamais vraiment su quoi rĂ©pondre, de toute façon ils ne posaient pas la question. Pour les amis, c'est l'ĂȘtre qui compte.
Il y a quelques annĂ©es, jâai posĂ© la question Ă HervĂ©.
â DâaprĂšs toi, je fais quoi dans la vie ?
Il a souri, les yeux pétillants.
â Je sais pas... tu mĂ©dites ?
â Mais⊠tu fais quoi dans la vie ?
Je nâai rien dit tout de suite.
Parce quâau fond, je crois que je fais⊠lâexpĂ©rience.
DâĂȘtre vivant. DâĂȘtre traversĂ©. DâĂ©couter le monde jusquâĂ entendre le silence sous les formes.
Je lui ai dit que la question était intéressante.
Que pendant des annĂ©es, je ne faisais rien de âproductifâ.
Et que câest Ă ce moment-lĂ que jâai compris combien cette question pouvait rĂ©trĂ©cir la perception quâon a dâun ĂȘtre. La rĂ©duire Ă un rĂŽle, un statut, une utilitĂ©.
Un costume auquel on finit par sâidentifier.
Aujourdâhui, je lui ai dit, je suis⊠multidimensionnel.
LâactivitĂ© qui mâhabite le plus en ce moment, câest lâĂ©criture.
Et ce qui me passionne profondĂ©ment, câest lâexploration du rĂ©el â et de la conscience.
ClĂ©o acquiesça. Un petit hochement de tĂȘte, presque imperceptible.
Elle aussi trouvait cette question maladroite, voire un peu absurde, pour vraiment rencontrer quelquâun.
Elle mâa confiĂ© quâelle faisait des mĂ©tiers alimentaires, comme serveuse, mais quâen elle, ça Ă©crivait. Pour le cinĂ©ma, surtout.
Et que sa créativité passait aussi par la sculpture, le modelage, le contact avec la matiÚre.
Un silence doux sâest installĂ©.
Puis, dans son regard, une nouvelle question.
Et toi ? Pour vivre, tu fais quoi ?
Jâai rĂ©pondu doucement :
â En ce moment j'accompagne des personnes qui viennent Ă moi.
â Genre⊠coach de vie ?
Jâai grimacĂ© un sourire.
â Pas vraiment. Je suis lĂ pour Ă©clairer un passage de seuil.
â Je vois.
Et câĂ©tait vrai.
Elle voyait.
Comme si lâinformation ne passait plus par les mots, mais par un autre canal.
Quelque chose circulait, à travers le champ subtil de nos présences.
Je partageais mentalement cette cette image, simple et claire :
â Tu vois⊠comme un guide de montagne.
On nâa pas toujours besoin dâun guide. Mais dans un passage Ă©troit, abrupt, ou brumeux⊠ça peut aider dâavoir quelquâun qui connaĂźt un peu le terrain.
Et le chemin intĂ©rieur, lui non plus, nâest pas exempt dâembĂ»ches.
La conversation avec ClĂ©o sâest refermĂ©e avec douceur.
Jâai terminĂ© mon dĂ©jeuner.
Et je suis rentré chez moi.
Pour écrire cette entrée.
La solitude de l'écrivain poreux
Puis, le silence.
Celui de lâaprĂšs.
Le silence oĂč les mots, une fois posĂ©s, laissent derriĂšre eux un champ plus vaste.
Câest lĂ quâelle est apparue.
Cette sensation Ă©trange, familiĂšre : la solitude de lâĂ©crivain poreux.
Celui qui perçoit une strate du rĂ©el que dâautres nâont pas encore vue.
Celui qui sent les courants invisibles avant quâils nâarrivent Ă la surface.
Comme un canari dans la mine.
Non pas au bord de lâasphyxie â mais au bord du basculement.
Seul, souvent.
Pas tout Ă fait dans la mĂȘme piĂšce que les autres.
Présent, mais décalé.
Comme un point entre deux réalités :
lâune sur le point de sâeffondrer,
lâautre en gestation, proche de l'accouchement.
Et peut-ĂȘtre que câest ça, Ă©crire.
Ătre lĂ .
Au bord.
Entre deux mondes.
Et tenir le trait dâunion.
Je ne sais pas comment mais pourquoi, mais il fallait que j'écrive le carnet de bord de cette journée, comme s'il s'agissait d'un jour-seuil.
Note : au moment oĂč je m'apprĂȘte Ă mettre un point final Ă cette entrĂ©e, un texto. C'est Olivier.